Maladie de l’homme sans guide, maladie de l’individu contraint d’être responsable de lui-même et de sa vie. Un nouveau regard sur la dépression proposé par le sociologue Alain Ehrenberg dans son dernier ouvrage La fatigue d’être soi.
Isabelle Taubes
Sociologue, Alain Ehrenberg dirige le groupement de recherche “Psychotropes, politique et société” du CNRS. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : “le Culte de la performance” (Hachette Littératures, 1996), début d’une vaste enquête sur l’individu contemporain, suivi de “l’Individu incertain” (Hachette Littératures, 1996) où il montre que l’essor de l’esprit de compétition s’accompagne d’une augmentation de la souffrance psychique. “La Fatigue d’être soi” est le troisième volet de sa réflexion.
Dans les années 40, la dépression n’était encore qu’un vague syndrome sans grand intérêt pour les spécialistes. A la veille de l’an 2000, elle est devenue la pathologie dont tout le monde parle et plus seulement les psys, mais aussi la presse, la télé, et notre voisine chez le coiffeur… Détrônant la neurasthénie – à la mode au siècle dernier – et, dans la foulée, l’hystérie dont souffraient toutes les patientes de Freud, la dépression est devenue le mot magique qui illustre et résume l’ensemble de nos malheurs. Ecrire l’histoire de la dépression, c’est raconter les individus que nous sommes devenus. Ceux qui, au cours des dernières décennies, se sont affranchis des valeurs traditionnelles, de l’autorité du père, pour devenir " eux-mêmes ".
Avec ce qu’une telle entreprise implique de désillusion, de fatigue morale. Ce doit être pour cela qu’Alain Ehrenberg a intitulé son dernier livre “la Fatigue d’être soi” 1. Le sociologue s’y penche sur un sujet jusqu’à présent réservé aux psys et aux médecins. Il nous explique, ici, comment chacun de nous peut être concerné.
Psychologies : Depuis quand la dépression est-elle le mal du siècle ?
Alain Ehrenberg : " Mal du siècle " est une expression journalistique. La psychiatrie considère depuis 1970 que non seulement elle est le trouble mental le plus répandu dans le monde, mais que les choses vont également en s’aggravant. Aujourd’hui, selon les critères employés, les pourcentages varient entre 5 et 7 % de déprimés. Il y a néanmoins un problème : la psychiatrie ne dispose d’aucune théorie de la dépression. Hier, comme aujourd’hui, les psychiatres ne savent pas la définir.
La psychiatrie ne fournit-elle pas des critères fiables pour savoir qu’on est déprimé ?
Elle dispose de multiples critères (tristesse, douleur morale, insomnie, inhibition, difficultés de concentration…). Mais la difficulté réside dans ce que cet ensemble de symptômes (un syndrome, en psychiatrie) peut se retrouver dans n’importe quelle névrose, être généré par n’importe quelle pathologie mentale. Or améliorer un syndrome ne signifie pas que l’on soit débarrassé de la maladie qui l’a produit.
Votre livre s’intitule “la Fatigue d’être soi”. Comment peut-on être fatigué d’être soi ?
La dépression évoque aujourd’hui l’image de la personne fatiguée qu’il faut regonfler comme un pneu. Surtout, elle amorce sa " réussite " au moment où l’on passe d’une société d’obéissance, à l’autorité reconnue, à une société qui pose des normes incitant chacun à l’initiative individuelle, l’enjoignant à être responsable de sa vie : à devenir lui-même. C’est la maladie de l’homme sans guide : il déprime de devoir supporter l’illusion que tout lui est possible et de s’apercevoir qu’il n’en est rien. En croisant l’histoire de la psychiatrie et celle des modes de vie, j’ai tenté de montrer que la dépression est une réponse en négatif à ces impératifs : elle se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d’insuffisance. Le déprimé n’est pas à la hauteur, il est fatigué par l’exigence sociale, par l’effort de devenir lui-même. Alors que cette société insiste sur les notions de projet, de motivation, ou de communication, il se sent sans avenir, sans énergie, il communique mal avec lui-même et avec les autres.
Les consultations pour cause de dépression ne cessent d’augmenter. Sommes-nous de plus en plus déprimés ?
C’est plutôt l’attention à la plainte psychique qui s’accroît, en même temps que ses lieux d’expression (consultations spécialisées). Il est clair également que la notion de dépression s’étend de façon phénoménale et finit par englober l’ensemble des difficultés psychologiques que chacun est susceptible de rencontrer à un moment de sa vie. Il faut tenir compte aussi du fait que l’on prescrit des antidépresseurs pour traiter des pathologies diverses et variées : une bonne partie des troubles anxieux, notamment les attaques de panique, la boulimie, etc. Par conséquent, on en prescrit de plus en plus. Traditionnellement, on considérait que les névroses étaient mieux traitées par une technique psychothérapeutique que par une molécule. Aujourd’hui, surtout depuis la diffusion des antidépresseurs du type Prozac, ils sont considérés comme des médications antinévrotiques. En fait, ils sont devenus des aspirines de l’esprit.
La crise économique, la précarisation des conditions de vie n’exercent-elles pas aussi une influence ?
Les études montrent qu’entre 1980 et 1990 la dépression était en pleine expansion, liant ce phénomène à la crise économique et à la précarité. Or la dépression a commencé à " exploser " au cours des années 60 et 70, dans une période de croissance économique et d’optimisme généralisé. Cela nous indique qu’elle est plus une pathologie du changement que de la misère : les transformations de la famille et du couple, la mobilité, les changements sociaux…
Les sciences du cerveau ont étonnamment progressé. Pourra-t-on bientôt maîtriser l’esprit humain, éliminer les états d’âme qui nous gênent ?
Non, ce n’est pas pour demain, ni pour après-demain. L’invention des médicaments de l’esprit a initié, dans les années 50, un immense programme dont l’un des buts était de trouver des liens entre une pathologie mentale et un dysfonctionnement neurobiologique : par exemple, entre dépression et anomalie de la circulation de la sérotonine dans le cerveau. On espérait aussi expliquer la multiplicité des réponses aux traitements médicamenteux. Ce programme fut un échec : aucune corrélation n’a pu être trouvée et les progrès de la neurobiologie n’ont pas révolutionné l’efficacité de la prise en charge thérapeutique. Mais progressivement, et ce n’est certes pas négligeable, on a quand même pu fabriquer des médicaments de l’esprit, moins toxiques et plus confortables qu’ils ne l’étaient à l’origine.
Concrètement, guérit-on la dépression ?
Tout d’abord qu’entend-on par " guérison " quand il est question de difficultés psychiques, de douleur morale ? Forcément quelque chose de différent que lorsqu’il s’agit d’une grippe ! On ne se libère jamais complètement de la souffrance psychique. De plus, à lire les ouvrages psychiatriques, on a l’impression que tout est " soignable ", " traitable ", mais que rien n’est véritablement " guérissable ". En fait, depuis les années 80, la psychiatrie voit la dépression comme une maladie à tendance récidivante, voire chronique. Elle préconise de plus en plus des traitements de " maintenance ", impliquant l’idée d’un " accompagnement " (médicamenteux et/ou psychothérapeutique) dans les moments difficiles de la vie. Guérir, dans le fond, n’est-ce pas surtout être mieux armé pour affronter les chocs de l’existence ?
1- Odile Jacob, 1998.
http://www.psychologies.com/Moi/Problemes-psy/Deprime-Depression/Articles-et-Dossiers/Depression-la-fatigue-de-devoir-s-assumer